Le Grand Voyage de Gaspard Bromzières et Camille de Riveblême dans les îles Correspondance complète de Gaspard Bromzières et Camille de Riveblême, respectivement rapportée par Arnaud Le Gouëfflec et Hervé Eléouet - work in progress

Mon cher Camille,
 
Comme il me tarde d’en savoir davantage ! En deux mots, "suffisamment sauvage", vous avez piqué le papillon de ma curiosité au liège de votre histoire, inconfortable position, et j’attends impatiemment d’en savoir davantage.
Oui, une île, en effet. C’est ce dont il s’agit. Une île toute tropicale, comme on m’avait promis. Imaginez une jungle toute encapsulée sous sa cloche, touffue et gonflée comme si elle eût voulu s’échapper de son orbe d’île et déployer dans l’océan ses lianes et ses linéaments, mais contenue, bornée par sa physionomie d’île, d’une nature foisonnante mais contournée, presque spiralée : une sorte de pièce montée s’effilant vers le haut en un luxe de décorations de plus en plus ténues, des arbres s’effaçant presque dans l’air, des fleurs semblables à des nuages. Dessous ses dentelles, une vie globuleuse et tassée : il n’y a pas la place pour s’ébattre, et chacun vit sur chacun dans d’épais villages en formes de champignonnière où la promiscuité est la règle. Libre à chacun de s’évader dans la nature, me diriez-vous ? Hé bien non. La nature est aussi compacte que du bois de chauffage, et tandis que nous filions vers le port, frôlant les rives, nous n’aurions su glisser le plus petit doigt dans ces entrelacs, ces plantes en boudin, ces pâtés de chlorophylle qui conglutinaient tout autour.
A l’image de cette île pâtissière, ses habitants semblent y suffoquer, et l’arrivée de visiteurs, libres de la congestion qui les afflige, les plonge dans une sorte de transe joyeuse. Aussi le maire nous attendit-il en grande pompe, ceint d’une écharpe aux couleurs du dominion, et la fanfare locale, constituée pour l’essentiel de violonistes et de souffleurs de conques, nous joua avec fièvre son hymne insulaire, si chargé en harmonies et en contre-harmonies qu’il faudrait un bottin pour en épuiser la partition. Mais ce genre de musique se passe heureusement de partitions, et l’air lourd et moite se charge de l’effacer sitôt les conques reposées et les violons épuisés.
Une fois à terre, on se fraya un chemin jusqu’à l’hôtel de ville, qui s’entassait au bout d’une rue fendue dans l’amas des bicoques.
Et c’est là que l’extraordinaire se produisit. Mais le temps me presse, et vous comprendrez pourquoi dans ma prochaine lettre, si je parviens à trouver assez de souffle et d’espace pour la développer.
A bientôt Camille, j’attends la suite de votre histoire comme une brise
 
Gaspard  

***

Mon cher Gaspard,
 
Si vous êtes curieux de ce qui m’est arrivé sur l’îlot Piffu, je suis pour ma part étonné d’apprendre qu’il ait pu se produire un événement extraordinaire entre le discours d’un officiel et le chemin qui mène à l’hôtel de ville, fût-ce au beau milieu d’une jungle : mon expérience en la matière m’a démontré que le risque le plus important est d’essayer de se raccrocher au manteau d’une conseillère municipale après avoir trébuché, ou de manquer, parvenu à destination, d’être étouffé par un petit four aux asperges.
Nous débarquâmes notre cargaison (je reprends mon récit de l’autre fois) non sans force jurons et ahanements, parce que les caisses étaient vraiment lourdes ; j’en avais eu le sentiment en les voyant charger sur le navire puis transborder dans la chaloupe, mais en regardant les matelots suer sang et eau pour les porter sur le quai, j’en eus la confirmation définitive. Néanmoins, le temps me pressait d’accomplir ma mission ; je recommandai donc la plus grand célérité. Nous suivîmes la route jusqu’à un embranchement où une voie plus petite, guère davantage qu’un sentier, s’échappait vers la gauche ; en continuant tout droit, nous serions parvenus jusqu’au fort, après avoir longé la propriété du comte de Pomone. Le sentier menait au manoir de ma tante.
« Courage », fis-je à mes compagnons, leur promettant – bien qu’au fond je n’en susse rien – qu’ils seraient récompensés de leurs efforts par de profondes chopes de cidre ou de bière et que nous trouverions chez ma tante de quoi nous restaurer. J’avais mésestimé le temps qui nous serait nécessaire pour parvenir à destination. L’obscurité était maintenant complète, sauf la lune à demi-pleine et les étoiles qui répandaient sur notre chemin suffisamment de clarté pour que nous puissions progresser sans trop de difficulté. De toute évidence, il nous faudrait passer la nuit sur l’île. Je laissais mes pensées vagabonder sur ce sujet, me demandant pour la énième fois quel genre d’accueil me réserverait ma tante.
La végétation était maigre, et je n’eusse, même en plein jour, éprouvé qu’une vague curiosité pour les quelques arbustes mangés par le sel, dont les formes fantomatiques se découpaient lugubrement sur le ciel et la mer. Comme il me tardait d’herboriser dans les jungles et les steppes de continents nouveaux ! Toutefois, nous débouchâmes, après avoir suivi le sentier le long d’une déclivité pendant plusieurs minutes, dans une sorte de clairière au milieu de laquelle poussait un magnifique tilleul, Tilia platyphyllos, totalement incongru dans cet endroit. J’en fis le tour, admiratif, examinant comme je pouvais dans la nuit les protubérances du tronc, dont je tâchais de calculer la circonférence.
« C’est là ? » me demanda un des matelots. Je levai la tête. L’homme d’équipage désignait, derrière le tilleul, le perron d’un grand manoir qui nous écrasait de toute sa masse. Une lueur unique, comme celle d’une chandelle, dansait derrière une vitre du premier étage.
Gaspard, savez-vous ce que c’est que le service ? Une désespérante succession d’obligations, matérialisée par toutes sortes de gens qui m’empêchent de continuer mon récit en toquant à la porte de ma cabine, au motif que ma présence est indispensable ici ou là. A demain, j’attends de vous lire avec impatience.
C. de Riveblême

***

Mon cher Camille,

Il me tarde que le mystère de l’îlot Piffu soit dissipé, comme de connaître la véritable nature de cette lumière chancelante aperçue à l’étage – mais peut-être s’agit-il tout simplement d’une chandelle, le mystère se déplaçant alors sur l’identité de celle ou celui qui porte ladite chandelle. Un mystère, vous le savez, chasse l’autre. Pour faire une ruelle d’éventreur, il suffit moins d’un couteau que d’une lanterne et sitôt la lampe a-t-elle dévoilé sa rangée de pavés que ceux qui précèdent et ceux qui suivent se voient rencognés dans une ombre accrue, tandis que la rue toute entière s’en trouve dramatisée. C’est ainsi qu’on fait les drames, ainsi qu’on crée les histoires et les fascinations.
A ce propos, je vous avais laissé au point de mon récit où nous étions, au seuil de l’hôtel de ville, à deux doigts d’êtres frappés par l’extraordinaire. Je replace, par cercles concentriques, ledit hôtel de ville au centre d ’une ville congestionnée, au milieu d’une île compacte et compressée presque au point de rupture, au milieu d’un océan plein de vagues remarquables et compliquées dont mon traité – que vous lirez un jour – a tenté d’épuiser les possibilités.
Bref, donc, disais-je, nous poussâmes la porte d’entrée de l’Hôtel de ville. La salle de réception était à l’avenant, basse de plafond, remplie de meubles rococos et de complications végétales : on s’y cognait à tout, jusqu’au moment où le maire, nous introduisant dans le saint des saints, une petite pièce qui parachevait le concept même d’exiguïté jusqu’à son point nodal, nous dévoila son incroyable collection.
Sans doute, vous vous imaginez que je vais m’arrêter là, et vous laisser figé en plein suspense jusqu’à la prochaine ? Hé bien non Camille, ce ne serait pas juste : la collection du maire était d’îles. Des îles souffrant du même syndrome que la sienne, parvenues au stade d’un ramassage sur soi-même, d’une concentration de ses principes à ce point parfaite qu’elle avait fini par se rétracter et s’embosser comme un tatou. Coquilles, les îles étaient posées sur des coussins.
 Il arrivait jadis, maître Bromzières, me dit le bonhomme, que les îles s’empaquetassent. Lorsqu’elles avaient trop prospéré, trop fleuri, trop floculé de joies diverses, trop respiré de senteurs, comme saturées d’elles-mêmes, elles se pochaient à l’intérieur, et se rapprochaient de leur noyau d’île, à l’instar des étoiles qui, s’affaissant en elles-même, compotent en trous noirs. Ce phénomène s’était perdu dans les limbes, jusqu’à ce qu’un sorcier des îles Patouh en réhabilite le principe, sous forme d’une sorte de filtre contenu dans une bouteille. Il accède parfois au secret désir des uns et des autres de subir ce phénomène de rétractation.
 Quel intérêt y a -t-il à subir un tel phénomène ? demandai-je. Car enfin, vous suffoquez.
 Nous vivons plus intensément, monsieur, et plus l’on se rapproche du centre, plus le plaisir de vivre s’intensifie, plus les couleurs nous sont vives, plus l’existence nous semble délectable.
Que répondre à cette folie, mon cher Camille ? Je suis dans ma chambre, presque à toucher le plafond quand je plie les genoux, et ne sens pour ma part aucun accroissement de mon plaisir de vivre et de ma faculté de jouir. Nous appareillons demain, mais je vous garde en réserve un coup de théâtre dont vous me direz des nouvelles.

Gaspard.

***

Mon cher Gaspard,

Évidemment, c’était une chandelle : ma tante passe toutes ses nuits à compulser des livres mystérieux, m’ont expliqué ses domestiques ; et quelquefois on entend des bruits derrière la porte de sa chambre, qui n’ont rien de commun avec ceux qui sont susceptibles d’émaner de la pièce où vit une paisible octogénaire : des ricanements, des cris, le choc de meubles qu’on renverse, et souvent on a l’impression d’entendre deux voix se répondre l’une à l’autre, bien qu’elle soit seule à l’intérieur. Ne riez pas : si vous l’aviez vu de près, comme je l’ai vue cette nuit-là, après que nous eûmes éveillé la maison, vous ne trouveriez pas que les histoires de sorcières sont des contes à dormir debout, et vous réviseriez votre opinion sur la lanterne qui fait l’éventreur ; contempler le visage de ma tante m’a fait un choc ; plût au ciel qu’il fût demeuré dans l’ombre ! J’avais gardé le souvenir d’une vieille chouette, j’ai découvert une tête de poulet déplumée, et ce regard au fond duquel brûlait une flamme certainement puisée dans un chaudron des enfers.

Il me fallut surmonter ma frayeur pour balbutier quelques politesses d’usage, qui sonnèrent absurdement à cette heure, dans le hall où elle vint nous rejoindre. « Ma mère vous transmet son meilleur souvenir et vous fait porter ces trois caisses », lui dis-je enfin. Elle n’avait jusqu’alors prononcé aucun mot. « Ouvre celle-ci », déclara-t-elle – sa voix ressemblait au croassement du corbeau – en désignant la moins volumineuse. Je fis signe d’ouvrir la caisse, mais il fallait une pince ou un marteau pour en ôter les clous. Son domestique alla chercher des outils. Outre cet homme et son épouse, qui se partagent les métiers nécessaires au fonctionnement de la maison, il se rencontre dans cet endroit une femme étrange, diaphane, de soixante ans ou plus, dont je ne pus apprendre le nom – elle avait tout à fait l’air d’un fantôme, et, pour autant que je puisse en juger, tout le monde l’ignorait plus ou moins.

La caisse contenait une armure. Une armure de conquistador ou de chevalier – que sais-je, une chose de l’ancien temps, et des armes en pagaille : épée, mousquet, dague, certaines complètement rouillées, d’autres en meilleur état ; je vis qu’elle étaient de grande valeur, à défaut d’être capable d’en estimer le prix. Ma tante laissa échapper un grognement de satisfaction. « J’ignore où ma mère a récupéré cet attirail, dis-je. Elle ne m’en a jamais parlé. » Ma tante ne prit pas la peine de me répondre. Elle commanda qu’on ouvre les deux autres caisses. L’une était remplie de pièces d’orfèvrerie, l’autre contenait de la soie précieuse et des tapisseries anciennes ; je ne pus réprimer un sursaut en distinguant certaines armoiries brodées ; Gaspard, je n’ose dire lesquelles, mais j’affirme qu’il s’agissait d’étoffes dérobées – l’affaire avait fait suffisamment de bruit quelque temps plus tôt pour que j’en eusse entendu parler. Comme en écho à cette révélation, ma tante déclara : « Adèle n’avait pas menti. Bonne affaire. Elle a toujours su renifler les poires.

- Ma mère se comporte avec beaucoup de correction, protestai-je, et vos insinuations...

- Camille, va te coucher. »

C’était grotesque. Cette vieille dame qui me traitait comme un enfant semblait s’imaginer que j’allais lui obéir. Mais je ne sais quoi dans le ton dont elle usait me retint de protester. De même, quand elle désigna un de mes hommes de son doigt crochu : « Guillaume, va prévenir Pomone », je faillis lui faire remarquer qu’il ne lui appartenait pas de donner des ordres à l’un de mes braves marins, mais je ne bronchai finalement pas. Comment et d’où connaissait-elle Guillaume ? C’est une question que je tournai et retournai machinalement dans ma tête, une fois couché, sans parvenir à trouver le sommeil, en dépit de cette rude journée. Des chuchotements me parvenaient du jardin, et j’eus le sentiment confus qu’on emportait du matériel par un sentier – plus tard, j’ouvris brusquement les yeux, certain d’avoir entendu un coup de fusil dans le lointain. Mais rien de tel ne se reproduisit et il n’y avait plus de chuchotements. Je me rendormis.

Le soleil était déjà haut quand je sortis de ma chambre. La demeure me parut déserte. J’errai dans les couloirs, jusqu’à tomber sur la porte de l’office. Elle était entrouverte, et j’entendis parler les domestiques de l’autre côté. Quand j’ouvris, ils se turent, mais se levèrent de table et me proposèrent un en-cas, sans répondre aux questions que je formulais sur la maison vide et l’endroit où logeaient mes hommes.

Je n’avais pas dîné la veille et mangeai de bon appétit. C’est là que j’appris ce dont je vous parlais tantôt : comment ma tante se livre très vraisemblablement à des pratiques occultes. J’avais à peine fini mon petit déjeuner qu’une enfant surexcitée entra en trombe en criant : « Il faut partir ! Il faut partir ! » d’un timbre suraigu. Elle attrapa une pomme dans la corbeille et la croqua vigoureusement. Le couple de domestiques ne tarda pas à réagir. « Dépêchez-vous », marmonna la femme en m’ôtant prestement mon bol, tandis que son mari, bousculant sa chaise, m’attrapait par l’avant-bras et me forçait à me lever. « Juliette va vous montrer le chemin. Ne tardez plus.

- Mais... mes hommes ?

- Ils vous attendent. »

Je ne trouvais rien à répliquer, et de toute façon, outre le fait qu’il avait de la poigne et me poussait sans ménagement hors de son office, mon ignorance de la situation ne m’offrait guère d’alternative ; somme toute, je n’avais qu’à me laisser conduire.

Il ne s’était pas écoulé plus d’une minute que je courais dans l’herbe, suivant la petite fille qui bondissait devant moi. Il fallut un peu de temps avant que je ne me fasse la réflexion que tout ceci méritait un éclaircissement. Aussi me tournai-je vers elle, toujours courant, et lui demandai : « Que se passe-t-il ?

- Les hommes du comte, répondit l’enfant. Il faut déguerpir. »

A cet instant, un coup de feu retentit et je sentis une balle siffler tout près de mon crâne. Je me pliai en deux. Mon guide cria : « Vite ! Vite ! » Nous gravîmes une côte, dévalâmes des pentes, sautâmes des murets. Une autre fois un coup de feu déchira l’air et la petite, essoufflée, me dit : « Vot’ maternelle a dû leur jouer un tour à sa façon ! » J’étais trop préoccupé par la nécessité de ne pas trébucher pour lui répondre, mais la phrase m’est restée.

Enfin nous touchâmes au but : après avoir franchi péniblement un amas de rochers, je découvris une crique où nous attendait un canot – celui-là même qui nous avait permis d’accoster la veille et qu’on avait transporté là pendant la nuit. Mes hommes me crièrent de me hâter – je m’empressai de leur obéir. Quand je voulus remercier l’enfant pour son aide, je m’aperçus qu’elle avait disparu. Ce n’est qu’après que nous nous fûmes éloignés du rivage que, regardant autour de moi, je demandai : « Que se passe-t-il ? Où est Guillaume ?

 Guillaume est mort », me fit un marin, lugubre.

Croyez-le ou non, je ne pus rien tirer d’autre d’eux, en dépit de ce que je pris soin de leur représenter qu’ils me devaient des explications. A bord du navire, tout le monde fit semblant de rien ; nous appareillâmes sans tarder.

Voulez-vous que je vous dise ? Votre île qui rétrécit ne me dit pas grand-chose qui vaille et je ne partage pas le goût de ses habitants pour le repli sur soi – je n’ai, je dois le dire, pas cherché à éclaircir un mystère qui m’eût obligé à d’éprouvantes introspections comme à la formulation d’hypothèses que je ne désire pas – à quoi bon ? – le sujet m’a tourmenté d’abord, mais, après deux jours de mer, je songeais que l’éloignement de Roche de Canon me serait profitable, que mon navire m’éloignait aussi du besoin de me préoccuper d’affaires importantes – les ports sont faits pour les contenir – ainsi je mesurais dans la forme des nuages, dans le glissement de l’étrave ou dans le parfum de l’océan la saveur de ce mot : partir.

Camille